Récit photographique

 Au cœur de l'acte photographique...

 

 

 

 

 

A la recherche de "l'Échaillon blanc"

Juin 2015 - Réflex, trépied, flash, télécommande, 17mm - f/9, 89s, 800iso

 

Cela faisait un moment que j'y songeais ; découvrir les carrières de l'Échaillon. Pour cela, je proposai l'idée à mon compère photo, Lionel. Enthousiasmé, il en parla à sa famille et au final, c'est à dix que nous avançâmes vers cet azimut. Nous avions tout préparé... sans trop connaître cette carrière. Ainsi, nous nous sommes mis à l'assaut des 100m de dénivelé avec le matériel photo et des objets pour le moins étranges (pioche, casque, lampes colorées...). À peine rentrés par l'ouverture Est, nous sommes stupéfaits par la grandeur du site avec des plafonds à plus de 20m, des salles immenses laissant imaginer tout le travail herculéen d'excavation. Nous avançons et découvrons les différentes galeries, certaines fermées, d'autres ouvertes. Nous découvrons une première salle abritant encore une chaudière et un abri en pierres de taille portant gravé "1912", ce qui témoigne du passage d'exploitants. Nous faisons quelques photos en open lampe (éclairage à la lampe avec l'obturateur de l'appareil ouvert) permettant de peaufiner les temps d'éclairage pour une exposition correcte. Puis, nous continuons notre exploration en faisant des clichés ; un tunnel à droite, un conduit à gauche, des restes de rails, sur la paroi, des marques au charbon. Plus loin, nous descendons un ressaut de 3m, aidés d'une corde installée (merci à l'installateur) et après une longue galerie, nous arrivons dans une immense salle que les lampes ne pouvaient éclairer jusqu'au fond. Nous nous sentons tout petits au regard de ce lieu gigantesque (>100 m de long) et où à l'opposé flanchent encore des wagonnets sur les rails ! Un beau motif !

Pour moi, une photo a de l'intérêt si elle interpelle le lecteur et pour cela présenter de l'humain est un bon moyen. Cela tombe bien, ici, il y a un beau motif (des wagonnets que je replace) et des amis prédisposés à jouer les figurants ! Afin d'apporter un décorum, je dispose des bougies au milieu des rails. Je cale l'appareil sur pied, cadre les rails de biais pour offrir une perspective, règle l'appareil en manuel et sur retardateur pour bénéficier, via une télécommande, de la pose T. J'explique la scène désirée, accompagne les enfants au wagonnet et les mamans à l'arrière et pour accentuer la dynamique de l'image, je confie le piochon au chef de file. Je m'éloigne un peu et vérifie si mon point de vue met en valeur chaque personnage (sans superposition) et dit à chacun de garder ses positions sans bouger. Je vérifie une dernière fois que les lampes aux alentours soient éteintes, en me remémorant les opérations envisagées, et ouvre l'obturateur du reflex. Il fait noir. L'image se fait ! Seules les bougies apportent un peu de lumière et m'assistent pour apprécier la scène et mes déplacements. Flash en main, je m'approche des personnages et les convie une nouvelle fois à ne pas bouger et surtout à sourire (une attitude non naturelle dans le noir et/ou lorsque le sujet est dans une attente) et j’envoie un coup de flash (cela permet de gagner en netteté et de préserver une couleur de visage claire et non colorée). Je reviens en arrière, échange le flash contre une torche. Je sélectionne en cachette la couleur orange et me déplace en éclairant l'intérieur des rails, en faisant bien attention à ne pas masquer l'éclairage par mes jambes. Hors cadrage, je sélectionne la couleur verte et éclaire cette fois les côtés des rails pour simuler un brin de verdure, et passe au rouge pour mettre en valeur les wagonnets. Pour ces trois couleurs, je suis continuellement en mouvement afin d'éviter une ombre ou un masquage disgracieux sur l'image et veille à toujours garder la lampe dans la direction opposée à l'appareil photo ! Tout en m'approchant cette fois à l'arrière des personnes et en répétant la consigne primordiale "On ne bouge toujours pas !". Un à un, je positionne la lampe au-dessus de la tête de chaque "mineur" face à l'appareil photo et appuie 1 seconde sur le bouton, afin de simuler le port d'une frontale. Enfin apaisé, je prends du recul et balaie d'une manière plus grossière la voûte en violet durant une dizaine de secondes. Je checke les opérations effectuées... avant d'appuyer sur la zapette, et ferme l'obturateur. 89 secondes écoulées et... "C'est bon, vous pouvez bouger, merci beaucoup !". Les "chercheurs de l'Échaillon blanc" se relâchent enfin, crient de joie et sautent du wagonnet pour se blottir devant l'écran du reflex... Great ! C'est dans la boîte !

Nous continuons un temps nos délires photographiques, en jouant des lampes colorées et même d'étincelles ! Des visiteurs passant par là se sont demandé ce que nous faisions. Pour leur répondre, nous les invitons à prendre place dans une autre scène de la sorte ! Nous prenons le chemin du retour, remontons le ressaut avec la corde, traversons les couloirs et revoyons la lumière du jour avant de nous rendre compte qu'il est 18h30. Nous sommes restés dans la carrière et sans nous en rendre compte près de 5 heures ! Une journée bien remplie, pleine de surprises, de joie, d'amis comme je les aime :)
 

 

 

 

 


 

 

 

Historique de la carrière de l'Echaillon (38)

La carrière de l’Échaillon est située à Saint-Quentin-sur-Isère sur le bec nord-ouest homonyme du Vercors. Cette carrière est peu visible, car depuis sa fermeture, le couvert végétal a repris le paysage, et ses accès se situent à 100 m au-dessus de la route.

Cette carrière est exploitée depuis l’époque romaine. De cette époque jusqu’au 17e siècle, de "l’Échaillon rose" (calcaire dur coloré par de l’hématite) était extrait au sommet. Au 18e siècle, une série de crues de l’Isère eurent raison des accès et le site fut alors abandonné. En 1829, l’activité reprend timidement mais c’est après la construction de la départementale, en 1845, que l’exploitation reprend et de plus belle en 1848 avec M. Étienne Bernard, avec des extractions en profondeur à la recherche d'un calcaire très clair que l’on aimait à comparer aux marbres de Carrare et que l'on appelait "l’Échaillon blanc". Ce calcaire du Jurassique supérieur est très fin, peu poreux, assez dur, d'une densité de 2500kg/m3 et permet la découpe de colonnes de 7m. Les blocs étaient descendus jusqu'à la route par la "descenderie" (plan incliné) pour être taillés puis convoyés par bateau depuis le Petit-Port ou par fardier à cheval jusqu’à la gare de Voreppe ou de Grenoble.

La carrière connaît ses heures de gloire entre 1853 et la Grande Guerre. Elle employait jusqu’à 150 personnes en faisant travailler près de 300 tailleurs de pierre de la région. Huit fours à chaux fonctionnaient. Appartenant à M. Jean-Sébastien Clet, une partie du gisement est racheté en 1859 par M. Pierre Antonin Biron (1811-1889). Par la suite son successeur, son fils Georges Jean-Baptiste (1847-1921) développe la société avec la mise en place d’ateliers de taille mécanique et l'instauration, dès 1865, d’assurances en faveur des ouvriers. La société commercialise trois appellations ; "l'Échaillon blanc n° 1", "l'Échaillon rose n° 2" et "l'Échaillon jaune n° 3". Seule la variété blanche provient du bec rocheux (le rose et le jaune étaient extraits des carrières du Lignet et de Rovon).

EN cette période de tensions, en novembre 1870 et afin de protéger le territoire contre d'éventuels belligérants, les deux exploitants (CLET et BIRON) proposent à l’administration militaire de placer des mines afin de pouvoir, si nécessaire, bloquer l’accès entre le Vercors et l’Isère.

Depuis 1873, la "Société des Carrières et Usines de l’Échaillon Georges Biron & Cie" et la "Société Milly-Brionnet et ses fils", exploitants du lieu, ont acquis une grande renommée et ont obtenu des médailles aux expositions universelles de 1878, 1889 et 1900. Et par ailleurs, la société Biron devient un partenaire privilégié de l'Université de Grenoble (direction Kilian & Lory 1900) en fournissant les fossiles mis au jour.

Pouvant être vendue jusqu’à 150fr/m3 (1878), non écailleuse, tendre, facile à sculpter et à polir, cette pierre que l'on aimait dénommer "le marbre d'Échaillon" était très appréciée des sculpteurs de renom ; Bartholdi, Carpeaux, Injalbert… Aujourd’hui, nous retrouvons cette pierre à Grenoble sur la façade du palais du parlement du Dauphiné (1890-1897), dans le muséum d’Histoire Naturelle, le lycée Stendhal, la fontaine du centenaire de la Révolution française… mais aussi au Clos des Capucins (Meylan), dans la basilique de Fourvière (Lyon), l’Opéra de Paris, l’évêché de Marseille, l’hôtel Hernst de Zurich, l’hôtel du Gouverneur de la banque nationale de Bruxelles, le monument commémoratif de la famille de Pierre Idt en Algérie et tant d’autres jusqu’au piédestal de la statue de la Liberté… de Roybon (en Isère ! et non aux USA !).

Avec le manque de main-d'œuvre et surtout avec l’arrivée des pierres de ciment, les demandes diminuent. L'exploitation BIRON ferme ses portes en 1939. Après 1945, celle de MILLY-BRIONNET (second exploitant) se déplace à 10km de là, sur la commune de La Rivière pour commercialiser du calcaire concassé. Depuis, la pierre d'Échaillon et ses utilisations sont honorées dans un livre de pierre placé devant la médiathèque de Saint-Quentin-sur-Isère, une petite zone de la carrière est consacrée au stockage d'explosifs au profit d'un industriel, et le reste des salles et des galeries est délaissé...

 

 

La carrière aujourd'hui

Aujourd’hui, les vestiges de cette époque sont bien présents. À l’extérieur subsistent encore le plan incliné (pour la descente des blocs par gravité), son tambour (point d'enroulage des câbles), des châssis, des wagonnets et des roues dispersées ici et là, d’anciens bâtiments à proximité de l’entrée Est. À mi-pente, le piédestal* d’une croix ou d'une sculpture (disparue) invoquant la bénédiction des entrepreneurs et au niveau de la route, les fours à chaux qui semblent soutenir le terrain. À l’intérieur, le long des galeries et des salles gigantesques, il suffit de suivre les rails à voies étroites pour découvrir des wagonnets basculeurs, des châssis, des aiguillages ou encore quelques chaudières et supports de lignes électriques. Ici et là, gravées dans le marbre figurent quelques dates :1821, 1823, 1912… et des inscriptions au charbon de bois difficiles à dater.

La carrière comporte deux accès distants de 250m reliés par un souterrain permettant un parcours "découverte" en boucle. En 2020, le milieu forestier a beaucoup souffert des tempêtes et rend difficile certaines portions de chemin. S’il n'y a aucun danger apparent, il est déconseillé de faire ce parcours en période de gel et de dégel !
 

 

 

Piédestal évoquant la bénédiction de l'entreprise,

en forêt en 2015 et isolé en 2020 suite aux tempêtes

 

La descenderie (Plan incliné)

 

 

Haut de la descenderie abritant les tambours

Maison et bâtiment à proximité du tambour

 

 

Châssis de chariot basculeur sur ses rails

 

L'œuvre du temps...

 

Galerie reliant les 2 accès

 

Une des grandes salles avec des rails à voie étroite

Entrée Ouest avec une chaudière

 

 

"Je reprendrai d’abondantes bénédictions sur toutes leurs entreprises – Cœur de Jésus, cœur du meilleur et le plus aimé des pères, Souvenez-vous que nous sommes vos enfants. Georges & Henriette Biron // Suzanne Hélène – L’Echaillon, xx juillet 1877", inscription sur le piédestal situé à mi-pente.

 

 

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Texte et photographies : © Vincent Martin (photomavi.com)

D'après les sources : Les anciennes carrières de Grenoble et de ses environs immédiats, Jacques DEBELMAS, Géologie alpine, tomme 66 (1990) // Les carrières de l’Echaillon, Les Editions Eléana (2018) // L'outil, la pierre, les morts, Jean-Olivier Majastre, Le Monde alpin et rhodanien, Revue régionale d’ethnologie (1979) // Échaillon stone from France : a Global Heritage Stone Resource proposal, Thierry Dumont & SPIA - Geological Society, London, Special Publications (2020)